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19/05/2012

La citation du jour

Paul Lafargue

Claude 2.jpg

Pour forger une loi d'airain, défendant à tout homme de travailler plus de trois heures par jour, la Terre, la vieille Terre, frémissant d'allégresse, sentirait bondir en elle un nouvel univers...

Paul Lafargue, Le droit à la paresse (coll. Allia poche, 2011)

image: "Les Saules" - 17 mai 2012

06:20 Écrit par Claude Amstutz dans La citation du jour, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

17/05/2012

Jean-Louis Kuffer

Bloc-Notes, 17 mai / Lausanne

littérature; essai; livres

Il m'arrive de ne pas lire la préface des livres qui, souvent, se perd en bavardages insipides et sans intérêt, sinon pour l'auteur lui-même! Rien de tout cela avec celle de ces Chemins de traverse - Lectures du monde 2000-2005 qu'on pourrait résumer par ces mots empruntés à Charles-Albert Cingria: Observer c'est aimer, cités par Jean-Louis Kuffer dans son introduction. Et c'est bien de cela qu'il s'agit dans cette cristallisation de la mémoire faite de rencontres, de notes de voyages, de regards portés au-delà de la surface des êtres et des choses, comme il l'a déjà fait dans les trois volumes précédents: Les passions partagées - Lectures du monde 1973-1992, L'ambassade du papillon - Carnets 1993-1999 et Les riches heures - Blog-Notes 2005-2008.

Cette célébration de la vie, de l'amour et des arts emprunte cette fois-ci une forme plus structurée que dans les volumes précédents, mais on y retrouve toujours ces éclairages qui doivent autant à la peinture qu'à la littérature, avec ce souci de coller au plus près de la vérité - la sienne - et ce soin apporté aux détails comme chez Charles-Albert Cingria, qui tissent un ensemble cohérent de joies et de peines mêlés ne laissant jamais le lecteur indifférent: Délivre-toi de ce besoin d'illimité qui te défait, rejette ce délire vain qui te fait courir hors de toi. Le dessin de ce visage et de chaque visage est une forme douce au toucher de l'âme et le corps, et la fleur, et les formes douces du jour affleurant au regard des fenêtres, et les choses, toutes les choses qui ont une âme de couleur et un coeur de rose, tout cela forme ton âme et ta prose...

Comme le balancier subtil du temps, la mémoire de Jean-Louis Kuffer se débarrasse peu à peu, au fil des années, des déceptions qui ont entaché certaines de ses amitiés - avec Jacques Chessex, Vladimir Dimitrijevic ou Bernard Campiche - pour n'en vouloir retenir que les moments qui l'ont fait grandir à leurs côtés. On retrouve alors dans ces pages douloureuses toute sa singularité et sa générosité. A vif. De même quand il évoque sa Bonne Amie - ni chienne de garde, ni patte à poussière - ou rend un hommage particulièrement émouvant à sa mère.

Mais Jean-Louis Kuffer reste viscéralement un homme de littérature, insistant sur les aspects originaux de ses auteurs favoris, parmi lesquels on peut citer Georges Simenon, Robert Walser, Charles-Ferdinand Ramuz, Louis-Ferdinand CélinePaul Léautaud. L'ensemble de ces admirations, superposées les unes sur les autres, définissent assez bien l'auteur de ces Chemins de traverse: Un homme attachant, sage en apparence, timide et discret, mais qui doit ressentir un besoin constant de se prouver à lui-même qu'il ne l'est pas tant que ça... Un aspect particulièrement mis en évidence sur son blog Les Carnets de JLK, aux humeurs volontiers irrévérencieuses, parfois rabelaisiennes à souhait, où perce un humour souvent déjanté qui peut surprendre ceux qui ne se frottent pas à ses chroniques quotidiennes sur la planète Internet!

Dans ces Chemins de traverse, chacun peut y retrouver ses propres résonances intimes: la rébellion contre le langage creux, les convenances, la médiocrité ou l'inacceptable. De même que dans ce mal au monde qu'on ne peut s'empêcher de lire et d'aimer, malgré ses noirceurs ou ses signes de désolation: On repart chaque matin de ce lieu d'avant le lieu et de ce temps d'avant le temps, au pied de ce mur qu'on ne voit pas, avec au coeur tout l'accablement et tout le courage d'accueillir le jour qui vient et de l'aider, comme un aveugle, à traverser les heures...

Et si c'était cela, le secret de l'éternelle jeunesse du coeur?

Jean-Louis Kuffer, Chemins de traverse - Lectures du monde / 2000-2005 (Olivier Morattel, 2012)

Le blog de Jean-Louis Kuffer: http://carnetsdejlk.hautetfort.com/

image: "La Désirade" - Villard-sur-Chamby, Suisse (Jean-Louis Kuffer)

15/05/2012

Morceaux choisis - Guido Ceronetti

Guido Ceronetti

Florence.jpg

Aucune musique de grand compositeur (en dehors de l'orgue d'une église) ne peut avoir des effets psychologiques aussi forts, aussi tendres que, parfois, la plus pauvre des chansons, s'il y a la voix, la maison, la rue. La femme qui chante fait toujours partie du mystère érotique, le sien est un appel et une attente, c'est pourquoi il ensorcelle, il donne envie de monter les escaliers à la hâte et d'ouvrir la porte derrière laquelle la voix se cache. Mais nous parlons du passé, aussi bien en Orient qu'en Occident. Elles ont été assassinées et jetées dans des tas d'ordures, comme un butin invendable, les chansons...

Guido Ceronetti, La patience du brûlé (Albin Michel, 1995)

image: Florence (elisaorigami.blogspot.com)

27/04/2012

Gérard Delaloye

image_mini.jpgGérard Delaloye, Le voyageur (presque) immobile. (Editions de L'Aire, 2009)

Passionné par les journaux d'écrivains, l'auteur nous livre ses impressions, ses angles critiques, ses admirations, ses réhabilitations autour d'une douzaine d'auteurs. Si André Malraux est reconnu dans le monde des lettres et Robert Walser aujourd'hui lu par les jeunes générations, il n'en va pas de même de Gide - injustement recalé - ou de Catherine Pozzi, cette admirable poétesse, amie de Rainer Maria Rilke, de Colette et de Paul Valéry. Jamais pédant, Gérard Delaloye nous dévoile des facettes souvent inattendues de ses auteurs favoris. Les passages consacrés à Paul Morand ou Guy de Pourtalès - remarquables pour leur portrait tout en nuances et contradictions - alternent avec ces oubliés des découvreurs de littérature, tels Jules Renard, Benjamin Constant, Alexandre Vialatte. Une lecture instructive et divertissante à la fois. L'anecdote de Gide - citée page 18 - à propos de Marx m'a bien fait rire...   

21/04/2012

La citation du jour

Albert Camus

littérature; essai; livres

L’histoire n’est que l’effort désespéré des hommes pour donner corps aux plus clairvoyants de leurs rêves.

Albert Camus, Actuelles - Essais (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1965)

22/03/2012

Annie François

Bloc-Notes, 22 mars / Les Saules

littérature; essai; livres

Voici un livre tout à fait épatant, pour vous, amoureux des livres! Souvenirs de ce qu'évoquent ces milliers de pages lues au cours d'une vie: rythmes de nos émotions intimes, échos de notre vie personnelle, dans le couple ou face à la maladie, à la solitude choisie ou subie. Une radiographie affective en miroir pour nous montrer la magie des couvertures, les odeurs de ces papiers de tout âge, la musique des feuillets enchantant nos heures silencieuses, la diversité des typographies selon la nature du livre et des genres. Il y est aussi question d'agacements - la verrue de l'objet du plaisir qu'on appelle code-barre -, de boulimie de lecture alternant avec ces jours de grêve que nous connaîtrons tous jusqu'au dernier jour, ou de ces ingérences extérieures qui gâchent notre félicité et s'approprient l'espace: les bruits de la ville au dehors, l'étranger à notre lecture qui parle au mauvais moment ou même silencieux, a le malheur de tourner ses propres pages.

Décapante et pleine d'humour, Annie François revisite avec une délicieuse sensualité notre mémoire autant que la sienne: à propos du prêt des livres, de l'importance des bibliothèques publiques ou de la pathologie du lecteur. Sur l'édition, elle nous présente une jolie image sur l'imperfection, qu'il faudrait encadrer au-dessus de nos forêts de papier: J'adore que le livre témoigne encore de la faillibilité humaine, du malencontreux hasard. Bien sûr, une lézarde qui fait son chemin à travers les lignes mobilise trop mon attention au détriment de la lecture. Mais elles me fascinent, ces incongruités qui me sont pourtant aussi précieuses qu'aux philatélistes les varietés des timbres.

Alors, les bouquins: une passion exclusive, un vice ou une vertu, un objet de jalousie pour les uns autant que de personnes ou l'atelier secret de ceux qui - comme Georges Perros - pensent que la vraie vie est dans la littérature? Annie François nous en dessine les contours. A nous d'en faire notre propre tableau, avec ces balbutiements de pinceaux et de couleurs qui ne ressemblent à rien d'autre que ce que nous sommes devant notre bibliothèque ou les devantures des librairies: un peu toxicomanes, exaspérants, sectaires, mais aussi amoureux, comblés, heureux. C'est-à-dire uniques, pour tout dire...

Annie François, éditrice au Seuil, nous a quittés en juin 2009. Elle nous laisse, outre Bouquiner - Autobiobibliographie (2000), Fanes, épluchuchures et trognons (Le Zouave, 2000), Clopin-clopant - Autobacographie (Seuil, 2002), Scènes de ménage au propre et au figuré (Seuil, 2004), Contes pour lardons et moutardes (Gallimard Jeunesse, 2007) et Mine de rien - Autobobographie et De Guerre lasse (Seuil, 2012) qui vient de paraître en librairie. Il sera présenté dans ces colonnes, au cours du mois prochain.

Dans la catégorie Morceaux choisis, ici-même, sur La scie rêveuse, vous pouvez retrouver deux extraits de ce merveilleux bouquin.   

Annie François, Bouquiner (coll. Points/Seuil, 2012)

00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

12/02/2012

Morceaux choisis - Roberto Peregalli

Roberto Peregalli

Girouette.jpg

Le temps est notre chair. Nous sommes pétris de temps. Nous sommes le temps. C'est une courbe inexorable qui conditionne chaque geste de notre vie, y compris la mort.

Nous voyons une chose, et déjä elle n'est plus. Là réside sa suprême beauté. Un rayon de soleil qui illumine la colonne d'un temple à Sélinonte, le dernier, alors que le soir descend doucement, le regard de celui qui t'aime, saisi dans son étonnement, le reflet dans une flaque des lignes d'une maison, juste avant que la pluie ne reprenne et n'en trouble la surface. Ce sont des instants fugitifs. Ils ne reviendront plus. Mais ils continuent cependant à remplir notre existence. Dans notre mémoire, la lumière de ce moment rayonne au-dessus de nous. Le temps, par vagues, nous la restitue, tel le ressac des grandes marées d'hiver sur les galets.

Cet instant pour nous est la vérité. Le dévoilement. De la brume du néant a surgi le spectre de l'être. Le regard a déchiré le voile de l'oubli. Plus rien après ne peut être semblable. 

C'est ainsi que naît la nostalgie, le douloureux désir du retour. S'accumulent dans la mémoire tous ces regards sur ce qui n'est plus. Les instants passés revivent dans le souvenir. De l'Odyssée à Zarathoustra notre vie est fondée sur ce mot "nostalgie". Nostalgie dans laquelle s'inscrit le temps, son fidèle compagnon. La temporalité de l'homme, sa caducité sont à l'origine de ce regard qui, toujours, est tourné vers l'arrière (Rilke), même lorsqu'il regarde devant lui. Ce n'est pas l'amour d'une patrie lointaine, l'amour pour la terre natale, c'est une suite d'instants absolus, qui reviennent.

Le carillon des cloches, un midi de mars, évoquera le son d'autres cloches. La madeleine de Proust s'ouvre à la relation entre le temps et la mémoire, entre la mémoire et la nostalgie. On perçoit non seulement ce qui est, mais la somme de tout ce qu'on a vu. La nostalgie est notre vie.

Roberto Peregalli, Les lieux et la poussière - Sur la beauté de l'imperfection (Arléa, 2012)

image: clocher de Brescia

http://girouettesdumage.over-blog.com/article-saint-pierre-et-le-coq-a-finir-60460005.html

28/01/2012

Roberto Alajmo

9782357070080.gifRoberto Alajmo, Palerme est un oignon (La Fosse aux Ours, 2009)

A l'opposé d'un guide touristique, cette invitation au voyage - en hiver ou au printemps, de préférence - vous fera découvrir la capitale de la Sicile telle que, sans doute, vous ne l'avez jamais imaginée. Vous serez envoûtés par ses couleurs vives, intrigués par ses jeunes semblables aux romains ou aux milanais, conquis par sa réserve inépuisable d'artistes et d'écrivains en particulier, effrayés par sa tentation du pire. Entre histoire, légende et nostalgie ironique, ce livre trouvera les mots justes afin que, gagnés par la magie de Palerme, hors de tout préjugé, vous croisiez ses regards multiples et contradictoires dont la beauté ténébreuse vous saisira par surprise, là où vous ne vous y attendrez pas.

01:24 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

16/10/2011

Michel Crépu

Bloc-Notes, 16 octobre / Les Saules

littérature; essai; livres

Certains auteurs ont le privilège de vous emmener au septième ciel, même s'ils ne choisissent pas la voie de la facilité. Prenez Michel Crépu, par exemple: oser parler de Chateaubriand n'est déjà un sujet particulièrement engageant pour bon nombre de lecteurs potentiels soudain convoqués aux souvenirs de leurs années scolaires, à propos de l'homme des Mémoires d'outre-tombe, dont les 3'600 pages font frémir rien que d'y penser, autant que les 2'400 pages de A la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Et le passé - ce XIXe siècle qui ressemble si peu à ce début de XXIe - est souvent jugé assez lointain pour qu'il ressemble à un livre refermé une fois pour toutes, avec sa fine pellicule de poussière qui le recouvre à la manière d'un 1er cru classé auquel manquent les grandes occasions de le déguster!

Alors, pourquoi ne parvient-on pas à lâcher Le souvenir du monde - Essai sur Chateaubriand, le dernier livre de Michel Crépu? Peut-être tout simplement, parce qu'il est un grand écrivain, qu'il joint à son impressionnante érudition sur l'auteur et son époque, un ton chaleureux, vif, percutant, parfois drôle ou léger qui fait mouche à chaque page.

Vous croyez connaître Chateaubriand? Alors, préparez-vous à quelques surprises, car l'intérêt de cet essai consiste à démontrer ce qui se cache derrière l'image tant de fois rabâchée - entre autres par Chateaubriand lui-même - d'un incorrigible séducteur romantique. Michel Crépu note: Chateaubriand s'est trouvé pris dans le piège de la légèreté inadmissible. Au fond, ce qu'on appellerait aujourd'hui un délit de sale gueule. La sale gueule, ici? Trop d'élégance, trop d'intelligence bien-fondée, trop de succès de librairie et avec les femmes, trop de qualités en somme pour qu'on les supporte à l'échelle d'une haute fonction. Au portrait de ce lyrique aux grandes orgues, il ajoute: Il est perçu comme l'était le jeune Proust, avant de s'enfermer: un dilettante, un faiseur de phrases ayant des idées sur tout, complètement irresponsable, développant des obscénités sur l'honneur et la liberté de l'esprit.

Figure emblématique d'un monde qui change - avec son langage, ses valeurs, son art de vivre - ce dernier catholique heureux, comme le mentionne Michel Crépu, n'est-il pas celui qui fustige son propre temps, avec sa lente et irrémédiable désagrégation de l'antique substance allégorique française qui reposait sur le sens de l'honneur, la charité et le don de soi? Le parallèle avec le Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, pour audacieux qu'il soit, s'avère pertinent: Il n'y a pas si loin des dernières pages des Mémoires au Bardamu de Céline, c'est la même route, le même voyage qui continue, droit dans les ténèbres. Entre-temps, les choses n'ont pas fini de se déliter, de se défaire à mesure, le faux n'a pas cessé non plus de gagner en puissance persuasive. Qui pour voir cela, après le vicomte? Céline relit les Mémoires d'outre-tombe pendant sa détention au Danemark, après la guerre, en pleine écriture de Féerie pour une autre fois, testament d'outre-tombe pour un autre siècle. Chateaubriand voulait conduire les Français par la voie des songes, comme de Gaulle lui empruntera plus tard la formule, en pleine nuit de juin 40, Céline en aura choisi une autre, non moins porteuse de vérité. Tout cela se tient, on a tort d'ignorer les uns comme les autres.

Le passionnant, dans Le souvenir du monde, est dans la puissance d'identification de l'auteur avec son sujet: l'impression qu'il est Chateaubriand, qu'il est Napoléon Bonaparte, qu'il est Juliette Récamier: à la manière d'un Henri Guillemin dans les années 70, d'un Jean d'Ormesson ou d'un Pietro Citati aujourd'hui. Débordant de visions savoureuses, il souligne l'admiration irrésistible et l'incompréhension dégoûtée pour Bonaparte, alors que de Madame Récamier il retient l'art de transformer le mois d'avril en une fournaise d'août et la maison qui console des errances... On ne saurait mieux le dire! 

Alors, moderne, finalement ou visionnaire, Chateaubriand? Un dernier signe de la main puisé dans Le génie du christianisme est cité par Michel Crépu: Détruisez le culte évangélique, et il vous faudra dans chaque village une police, des prisons, des bourreaux.

L'agaçant avec les génies, c'est qu'ils ont souvent raison...

Michel Crépu, Le souvenir du monde - Essai sur Chateaubriand (Grasset, 2011)

Henri Guillemin, L'homme des mémoires d'outre-tombe (Gallimard, 1965)

Jean d'Ormesson, Mon dernier rêve sera pour vous (coll. Livre de poche/LGF, 2010)

07/10/2011

Mes prix littéraires

Bloc-Notes, 7 octobre / Thonon-les-Bains

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Les prix littéraires font décidément partie d'un cérémonial annuel et incontournable du monde des livres tel qu'en aucun autre pays du monde. Songez qu'avant même l'attribution des traditionnels Goncourt, Renaudot, Femina ou Médicis, 510 prix - je les ai comptés, sur www.prix-littéraires.net - ont déjà décernés en 2011! Pour la plupart d'entre eux, le public se moque éperdument de ces distinctions: sa seule revendication reste un bon livre. Les éditeurs quant à eux, comptent les couronnes de lauriers. Certains auteurs aussi. Pour la majorité d'entre eux pourtant, l'aspect financier de la récompense compte autant que leur notoriété. Elle leur permet de vivre un peu mieux de leur plume, car si tout travail mérite salaire, ce dernier est l'un des plus mal rétribués qui soit - si l'écriture d'un roman par exemple requiert une ou deux années d'écriture - dans une profession où si peu d'auteurs peuvent vivre de leur métier: le seul mérite de cette multiplicité des prix, mais en rien leur justificaion. 

Au milieu de ce spectacle de cirque automnal où l'attention de la plupart des journalistes se focalise au même instant précis sur les mêmes titres, remarquables ou non mais au détriment de tous les autres, comme dans une Coupe de France de football avec ses favoris, ses outsiders, ses perdants magnifiques, il est délicieusement agréable de plier son journal, d'éteindre la télévision et de se plonger dans le livre du regretté Thomas Bernhard, Mes prix littéraires, paru en 2009 aux éditions Suhrkamp.

Cet enfant terrible des lettres autrichiennes nous partage les circonstances qui ont entouré plusieurs distinctions reçues dans sa jeunesse. Chacun de ces événements ressemble à une mise en scène théâtrale, souvent féroce, parfois drôle, rarement affable envers ce milieu littéraire ou politique qu'il a côtoyé en diverses rencontres protocolaires. Lors de la remise du prix Grillparzer, il écrit avec amusement qu'après quelques phrases élogieuses consacrées à son travail, furent citées des pièces dont il était censé être l'auteur, mais qu'il n'avait jamais écrites! A l'occasion du prix Anton-Wilgans, il note que chez le poète et dramaturge Wilgans, ce qu'il a le plus admiré, c'est son fils tromboniste, un musicien absolument génial qui faisait partie des compositeurs les plus prometteurs de son époque. Une autre perle enfin, à propos du prix d'Etat autrichien de littérature: Au Sénat des Arts ne siègent que des trous du cul, à savoir des trous du cul catholiques et nationaux-socialistes, flanqués de quelques juifs-alibis. Et ces trous du cul font tous les ans élire de nouveaux trous du cul au sein de leur assemblée en leur conférant le Grand Prix d'Etat

Et Thomas Bernhard, dans ce microcosme qu'il déteste, quelle est sa place? Il s'en explique assez bien, tordant le cou aux ambiguïtés qu'on lui prête: Les prix ne sont jamais un honneur. L'honneur lui-même est une perversion, dans le monde entier il n'existe pas d'honneur. (...) J'accepte l'argent car il faut accepter tout argent provenant de l'Etat, qui chaque année jette, de façon tout à fait absurde, des millions et même des milliards par la fenêtre. Je ne pense pas que cela témoigne d'un manque de caractère, que d'accepter de l'argent des mains de ceux que j'exècre et méprise du fond de mon être, bien au contraire. Si je n'accepte pas l'argent pour moi et pour le consacrer à un voyage, on le balancera à un nullard dont les productions calamiteuses ne font qu'empuantir l'atmosphère... 

Ces petits tableaux de la société littéraire sont aussi prétextes pour Thomas Bernhard à parler d'autre chose: de sa tante - avec ses quatre-vingt-un ans, resplandissante, élégante, intelligente - et de son grand-père, avec une évocation très émouvante des retrouvailles avec son professeur de l'Ecole de Commerce, ou avec Monsieur Haidenthaler, un proche de sa famille qui peu après leur rencontre décéda d'un cancer. Enfin, dans son discours à Brême, on retrouve toute la verve qui émane de ses grands textes: Tout est clair, d'une clarté de plus en plus haute et de plus en plus profonde, et tout sera froid, d'un froid de plus en plus effroyable. Nous aurons à l'avenir la sensation d'un jour toujours plus clair et toujours plus froid.

Pour en finir avec les prix littéraires, signalons tout de même - pour l'ensemble de son oeuvre - Le Grand Prix de la Francophonie de l'Académie Française, decerné à l'écrivain, poète et traducteur marocain Abdellatif Laâbi! Cette parenthèse fermée, lisez vite Thomas Bernhard: une bouffée d'air pur qui fait le plus grand bien...

Thomas Bernhard, Mes prix littéraires (coll. Folio/Gallimard, 2011)

00:31 Écrit par Claude Amstutz dans Abdellatif Laâbi, Bloc-Notes, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |